Ou aucun
individu de l'espèce humaine n'a de véritables droits, ou tous ont les mêmes;
et celui qui vote contre le droit d'un autre, quels que soit sa religion, sa
couleur ou son sexe, a dès-lors abjuré les siens.
CONDORCET, Sur l'admission des femmes au droit de
cité
3 juillet 1790 - Journal de la Société de 1789
L'habitude peut familiariser
les hommes avec la violation de leurs droits naturels, au point que parmi ceux
qui les ont perdus personne ne songe à les réclamer, ne croie avoir éprouvé une
injustice.
Il est même
quelques-unes de ces violations qui ont échappé aux philosophes et aux
législateurs, lorsqu'ils s'occupaient avec le plus de zèle d'établir les droits
communs des individus de l'espèce humaine, et d'en faire le fondement unique
des institutions politiques.
Par exemple,
tous n'ont-ils pas violé le principe de l'égalité des droits, en privant
tranquillement la moitié du genre humain de celui de concourir à la formation
des lois, en excluant les femmes du droit de cité ? Est-il une plus forte
preuve du pouvoir de l'habitude même sur les hommes éclairés, que de voir invoquer
le principe de l'égalité des droits en faveur de trois ou quatre cent hommes
qu'un préjugé absurde en avait privée, et l'oublier à l'égard de douze millions
de femmes ?
Pour que cette
exclusion ne fût pas un acte de tyrannie, il faudrait ou prouver que les droits
naturels des femmes ne sont pas absolument les mêmes que ceux des hommes, ou
montrer qu'elles ne sont pas capables de les exercer.
Or, les droits
des hommes résultent uniquement de ce qu'ils sont des êtres sensibles,
susceptibles d'acquérir des idées morales, et de raisonner sur ces idées; ainsi
les femmes ayant ces mêmes qualités, ont nécessairement des droits égaux. Ou
aucun individu de l'espèce humaine n'a de véritables droits, ou tous ont les
mêmes; et celui qui vote contre le droit d'un autre, quels que soit sa
religion, sa couleur ou son sexe, a dès-lors abjuré les siens.
Il serait
difficile de prouver que les femmes sont incapables d'exercer les droits de
cité.
Pourquoi des
êtres exposés à des grossesses, et à des indispositions passagères, ne
pourraient-ils exercer des droits dont on n'a jamais imaginé de priver les gens
qui ont la goutte tous les hivers, et qui s'enrhument aisément.
En admettant
dans les hommes une supériorité d'esprit qui ne soit pas la suite nécessaire de
la différence d'éducation (ce qui n'est rien moins que prouvé, et ce qui
devrait l'être, pour pouvoir, sans injustice, priver les femmes d'un droit
naturel), cette supériorité ne peut consister qu'en deux points. On dit
qu'aucune femme n'a fait de découverte importante dans les sciences, n'a donné
de preuves de génie dans les arts, dans les lettres, etc.; mais sans doute, on
ne prétendra point n'accorder le droit de cité qu'aux seuls hommes de génie. On
ajoute qu'aucune femme n'a la même étendue de connaissances, la même force de
raison que certains hommes; mais qu'en résulte-t-il, qu'excepté une classe peu
nombreuse d'hommes très-éclairés, l'égalité est entière entre les femmes et le
reste des hommes; que cette petite classe, mise à part, l'infériorité et la
supériorité se partagent également entre les deux sexes. Or puisqu'il serait
complètement absurde de borner à cette classe supérieure le droit de cité, et
la capacité d'être chargé des fonctions publiques, pourquoi en exclurait-on les
femmes, plutôt que ceux des hommes qui sont inférieurs à un grand nombre de
femmes ?
Enfin, dira-t-on
qu'il y ait dans l'esprit ou dans le cœur des femmes quelques qualités qui
doivent les exclure de la jouissance de leurs droits naturels?
Interrogeons d'abord
les faits. Élisabeth d'Angleterre, Marie Thérèse, les deux Catherine de Russie,
ont prouvé que ce n'était ni la force d'âme, ni le courage d'esprit qui
manquaient aux femmes.
Élisabeth avait
toutes les petitesses des femmes; ont-elles fait plus de tort à son règne que
les petitesses des hommes à celui de son père ou de son successeur. Les amants
de quelques impératrices ont-ils exercé une influence plus dangereuse que celle
des maîtresses de Louis XIV, de Louis XV, ou même de Henri IV ?
Croit-on que Mistriss
Macaulai n'eût pas mieux opiné dans la chambre des communes que beaucoup de
représentants de la nation britannique ? N'aurait-elle pas, en traitant la
question de la liberté de conscience, montré des principes plus élevés que ceux
de Pitt, et une raison plus forte ? Quoique aussi enthousiaste de la liberté
que M. Burke peut l'être de la tyrannie, aurait-elle, en défendant la
constitution française, approché de l'absurde et dégoûtant galimatias par
lequel ce célèbre rhétoricien vient de le combattre ? Les droits des citoyens
n'auraient-ils pas été mieux défendus en France aux États de 1614 par la fille
adoptive de Montaigne que par le conseiller Courtin, qui croyait aux sortilèges
et aux vertus occultes ? La princesse des Ursins ne valait-elle pas un peu
mieux que Chamillard ? Croit-on que la marquise du Châtelet n'eût pas fait une
dépêche aussi bien que M. Rouillé ? Madame de Lambert aurait-elle fait des lois
aussi absurdes et aussi barbares que celles du garde des sceaux d'Armenonville
contre les protestants, les voleurs domestiques, les contrebandiers et les
nègres ? En jetant les yeux sur la liste de ceux qui les ont gouvernés, les
hommes n'ont pas le droit d'être si fiers.
Les femmes sont
supérieures aux hommes dans les vertus douces et domestiques; elles savent,
comme les hommes, aimer la liberté, quoiqu'elles n'en partagent point tous les
avantages; et dans les républiques, on les a vues souvent se sacrifier pour
elle; elles ont montré les vertus de citoyen toutes les fois que le hasard ou
les troubles civils les ont amenées sur une scène dont l'orgueil et la tyrannie
des hommes les ont écartées chez tous les peuples.
On a dit que les
femmes, malgré beaucoup d'esprit, de sagacité, et la faculté de raisonner
portée au même degré que de subtils dialecticiens, n'étaient jamais conduites
par ce qu'on appelle la raison. Cette observation est fausse elles ne sont pas
conduites, il est vrai, par la raison des hommes, mais elles le sont par la
leur. Leurs intérêts n'étant pas les mêmes par la faute des lois, les mêmes
choses n'ayant point pour elles la même importance que pour nous, elles
peuvent, sans manquer à la raison, se déterminer par d'autres principes et
tendre à un but différent. Il est aussi raisonnable à une femme de s'occuper
des agréments de sa figure, qu'il l'était à Démosthène de soigner sa voix et
ses gestes.
On a dit que les
femmes, quoique meilleures que les hommes, plus douces, plus sensibles, moins
sujettes aux vices qui tiennent à l'égoïsme et à la dureté du cœur, n'avoient
pas proprement le sentiment de la justice, qu'elles obéissaient plutôt à leur
sentiment qu'à leur conscience. Cette observation est plus vraie, mais elle ne
prouve rien : ce n'est pas la nature, c'est l'éducation, c'est l'existence
sociale qui cause cette différence. Ni l'une ni l'autre n'ont accoutumé les
femmes à l'idée de ce qui est juste, mais à celle de ce qui est honnête.
Éloignées des affaires, de tout ce qui se décide d'après la justice rigoureuse,
d'après des lois positives, les choses dont elles s'occupent, sur lesquelles
elles agissent, sont précisément celles qui se règlent par l'honnêteté
naturelle et par le sentiment. Il est donc injuste d'alléguer, pour continuer
de refuser aux femmes la jouissance de leurs droits naturels, des motifs qui
n'ont une sorte de réalité que parce qu'elles ne jouissent pas de ces droits.
Si on admettait
contre les femmes des raisons semblables, il faudrait aussi priver du droit de
cité la partie du peuple qui, vouée à des travaux sans relâche, ne peut ni
acquérir des lumières ni exercer sa raison, et bientôt de proche en proche on
ne permettrait d'être citoyens qu'aux hommes qui ont fait un cours de droit
public. Si on admet de tels principes, il faut, par une conséquence nécessaire,
renoncer à toute constitution libre. Les diverses aristocraties n'ont eu que de
semblables prétextes pour fondement ou pour excuse; l'étymologie même de ce mot
en est la preuve. On ne peut alléguer la dépendance où les femmes sont de leurs
maris, puisqu'il serait possible de détruire en même temps cette tyrannie de la
loi civile, et que jamais une injustice ne peut être un motif légitime d'en
commettre un autre.
Il ne reste donc
que deux objections à discuter. A la vérité, elles n'opposent à l'admission des
femmes au droit de cité que des motifs d'utilité, motifs qui ne peuvent
contrebalancer un véritable droit. La maxime contraire a été trop souvent le
prétexte et l'excuse des tyrans; c'est au nom de l'utilité que le commerce et
l'industrie gémissent dans les chaînes, et que l'Africain reste dévoué à l'esclavage;
c'est au nom de l'utilité publique qu'on remplissait la bastille; qu'on
instituait des censeurs de livres, qu'on tenait la procédure secrète, qu'on
donnait la question. Cependant nous discuterons ces objections, pour ne rien
laisser sans réponse.
On aurait a
craindre, dit-on, l'influence des femmes sur les hommes.
Nous répondrons
d'abord que cette influence, comme toute autre, est bien plus à redouter dans
le secret que dans une discussion publique; que celle qui peut être
particulière aux femmes y perdrait d'autant plus, que, si elle s'étend au-delà
d'un seul individu, elle ne peut être durable dès qu'elle est connue.
D'ailleurs comme jusqu'ici les femmes n'ont été admises dans aucun pays à une
égalité absolue, comme leur empire n'en a pas moins existé partout, et que plus
les femmes ont été avilies par les lois plus il a été dangereux, il ne paraît
pas qu'on doive avoir beaucoup de confiance à ce remède. N'est-il pas
vraisemblable au contraire que cet empire diminuerait si les femmes avoient moins
d'intérêt à le conserver, s'il cessait d'être pour elle le seul moyen de se
défendre et d'échapper à l'oppression.
Si la politesse
ne permet pas à la plupart des homes de soutenir leur opinion contre une femme
dans la société, cette politesse tient beaucoup à l'orgueil; on cède une
victoire sans conséquence; la défaite n'humilie point parce qu'on la regarde
comme volontaire. Croit-on sérieusement qu'il en fût de même dans une
discussion publique sur un objet important ? La politesse empêche-t-elle
de plaider contre une femme ?
Mais, dira-t-on,
ce changement serait contraire à l'utilité générale, parce qu'il écarterait les
femmes des soins que la nature semble leur avoir réservés ?
Cette objection
ne me parait pas bien fondée. Quelque constitution que l'on établisse, il est
certain que dans l'état actuel de la civilisation des nations européennes, il
n'y aura jamais qu'un très-petit nombre de citoyens qui puissent s'occuper des
affaires publiques. On n'arracherait pas les femmes à leur ménage plus que l'on
n'arrache les laboureurs à leurs charrues, les artisans à leurs ateliers. Dans
les classes plus riches nous ne voyons nulle part les femmes se livrer aux
soins domestiques d'une manière assez continue pour craindre de les en
distraire, et une occupation sérieuse les en détournerait beaucoup moins que
les goûts futiles auxquels l'oisiveté et la mauvaise éducation les condamnent.
La cause
principale de cette crainte est l'idée que tout homme admis à jouir des droits
de cité ne pense plus qu'à gouverner; ce qui peut être vrai jusqu'à un certain
point dans le moment où une constitution s'établit, mais ce mouvement ne
saurait être durable. Ainsi il ne faut pas croire que parce que les femmes
pourraient être membres des assemblées nationales elles abandonneraient sur-le-champ
leurs enfants, leur ménage, leur aiguille. Elles n'en seraient que plus propres
à élever leurs enfants, à former des hommes. Ils est naturel que la femme
allaite ses enfants, qu'elle soigne leurs premières années; attachée à sa
maison par ces soins, plus faible que l'homme il est naturel encore qu'elle
mène une vie plus retirée, plus domestique. Les femmes seraient donc dans la
même classe que les hommes, obligés par leur état ) des soins de quelques
heures. Ce peut être un motif de ne pas les préférer dans les élections, mais
ce ne peut être le fondement d'une exclusion légale.
La galanterie
perdrait à ce changement, mais les mœurs domestiques gagneraient par cette
égalité comme par toute autre.
Jusqu'ici, tous
les peuples connus ont eu des mœurs ou féroces ou corrompues. Je ne connais
d'exception qu'en faveur des Américains des États-Unis qui sont répandus en
petit nombre sur un grand territoire. Jusqu'ici, chez tous les peuples,
l'inégalité légale a existé entre les hommes et les femmes; et il ne serait pas
difficile de prouver que dans ces deux phénomènes, également généraux, le
second est une des principales causes du premier; car l'inégalité introduit
nécessairement la corruption, et en est la source la plus commune, si même elle
n'est pas la seule.
Je demande
maintenant qu'on daigne réfuter ces raisons autrement que par des plaisanteries
et des déclamations; que surtout on me montre entre les hommes et les femmes,
une différence naturelle qui puisse légitimement fonder l'exclusion d'un droit.
L'égalité des
droits établie entre les hommes, dans notre nouvelle constitution, nous a valu
d'éloquentes déclamations et d'intarissables plaisanteries; mais, jusqu'ici,
personne n'a encore pu y opposer une seule raison, et ce n'est sûrement ni
faute de talent, ni faute de zèle. J'ose croire qu'il en sera de même de
l'égalité des droits entre les deux sexes.
Il est assez
singulier que dans un grand nombre de pays on ait cru les femmes incapables de
toute fonction publique, et dignes de la royauté; qu'en France une femme ait pu
être régente, et que jusqu'en 1776 elle ne pût être marchande de modes à Paris
(1); qu'enfin, dans les assemblées électives de nos bailliages, on ait accordé
au droit du fief, ce qu'on refusait au droit de la nature. Plusieurs de nos
députés nobles doivent à des dames d'honneur de siéger parmi les représentants
de la nation. Pourquoi, au lieu d'ôter ce droit aux femmes propriétaires de
fiefs, ne pas l'étendre à toutes celles qui ont des propriétés qui sont chefs
de maison ? Pourquoi, si l'on trouve absurde d'exercer, par procureur, le droit
de cité, enlever ce droit aux femmes, plutôt que de leur laisser la liberté de
l'exercer en personne ?